La conférence des Trois.

7/2/1945

 

A l'heure où nous écrivons, les « Trois Grands » sont réunis et le monde attend, non sans impatience, de connaître ce qu'en grand mystère, ils élaborent. L'avenir de la paix se joue entre ces trois hommes. Deux choses rendaient impérieusement nécessaire cette rencontre : 1° un certain flottement depuis quelque temps entre les Alliés ; 2° le fait que l'Allemagne semble à la veille de sa défaite et que les plans des Alliés doivent être au point pour le jour de sa reddition.

Un certain flottement s'est fait sentir depuis quelque temps entre les Alliés. C'est naturel. Leur coalition est en quelque sorte accidentelle. Elle est née d'un danger commun. Que celui-ci disparaisse ou simplement perde de son acuité : reprennent les divergences d'intérêts et de conceptions.

C'est ainsi qu'une polémique de presse, de caractère presque officiel, s'est élevée à la fin de décembre entre l'Angleterre et les États-Unis. Elle est née du fait que la Grande-Bretagne s'est livrée avec la Russie à une sorte de partage d'influence en Europe, et plus spécialement dans les Balkans. M. Churchill n'en a d'ailleurs pas fait mystère. La Russie a reçu sous son obédience la Roumanie, la Bulgarie et la Yougoslavie ; l'Angleterre a reçu la Grèce et l'Italie. Remarquons au passage que ce partage d'influence correspond  à la politique traditionnelle de ces deux grandes puissances. L'une se réserve l'accès – au moins sur le plan politique – à la mer Égée. L'autre maintient sa prépondérance sur la route des Indes. Toutefois cet accord a été dénoncé, aux États-Unis comme un signe d'impérialisme. On a reproché, en particulier, à la Grande-Bretagne de se montrer infidèle à la politique de sécurité collective sur des bases régionales définie à Dumbarton-Oaks. La presse anglaise a riposté avec vivacité. La réponse la plus virulente fut celle de  l' « Economist ». Nous avons déjà cité ici cet article retentissant. Les Anglais objectaient aux Américains, et peut-être à juste titre, qu'ils ne pouvaient compter uniquement sur eux pour assurer leur sécurité. L'isolationnisme américain est-il vraiment mort ? Sans doute peut-on citer la conversion de certains isolationnistes, tels le sénateur Vandenberg. Il ne faudrait pas en conclure que cette attitude, si profondément américaine, si ancrée dans la mentalité politique de ce pays, soit entièrement disparue. Certaines attaques contre la Russie, constamment répétées dans la presse américaine, ne sont, au dire de bien des Américains, qu'un isolationnisme camouflé. De même les Allemands d’Amérique, ne pouvant plus défendre leur pays d'origine, adoptent volontiers cette attitude. Au lendemain de la paix, les États-Unis ne retourneront-ils pas à leur « superbe isolement » abandonnant les peuples d'Europe à leur destin ?

On comprend dès lors que MM. Churchill et Staline aient eu à confronter leurs points de vue. Mais où la division s'avère la plus nette, c'est entre la Russie et les États-Unis.

En dépit de certaines manifestations retentissantes, tel un récent discours du président de la chambre de commerce de New-York, l'opinion américaine reste  réticente à l'égard des Soviets. Il faut y trouver des raisons de politique intérieure. Il faut y voir aussi quelque chose de plus profond. Tout, dans le régime soviétique, est fait pour choquer l'Américain. Mais il y a plus encore. La politique même de la Russie, particulièrement en ce qui concerne la Pologne et l'amputation de l'Allemagne, semble opposée aux plans américains.

La Russie, elle aussi, a ses méfiances à l'égard de ses alliés. M du Bochet, le lucide chroniqueur de la « Tribune de Genève » les exposait récemment dans un article qui mérite qu'on en fasse état. Cette méfiance remonte à Munich. La Russie a trop craint, à cette époque, un bloc occidental dressé contre elle, pour  ne pas redouter que d'une façon ou d'une autre ce bloc ne se reforme. De là l'opposition de la Russie au système de la sécurité collective, sur des bases régionales, tel qu'il a été élaboré à Dumbarton-Oaks. Une entente régionale de l'Europe occidentale ne se tournera-t-elle pas contre elle ? De là aussi l'intérêt pour elle de l'alliance franco-russe. Elle est assurée d'un appui en Europe occidentale suffisamment fort et influent pour éviter la constitution d'un bloc qui lui soit hostile. De là aussi son intérêt actuel à éviter que naissent en France des désordres qui, nous affaiblissant, ne nous permettrait plus de jouer pour elle ce rôle d'appui.

Cette crainte semble orienter aussi la Russie dans sa politique vis-à-vis de l'Allemagne. Elle cherche à la détruire sans profiter trop directement de sa défaite. Elle cherche même à ne pas paraître responsable des accroissements de ses alliés. Faut-il donner un autre sens – ce communiqué de l'agence Tass, après la visite à Moscou du général de Gaulle, selon lequel, « contrairement à ce qu'on pensait à Paris, l'URSS ne s'engageait nullement à appuyer toutes les revendications françaises sur le Rhin » ? Ainsi la Russie se réserve, « le cas échéant, le rôle confortable de l'arbitre ». Par ailleurs, pour un avenir lointain, elle n'exclut pas entièrement la carte allemande de son jeu.

Méfiances et incompréhensions de la Russie, des États-Unis et de l'Angleterre à dissiper, voici la première tâche de la Conférence des Trois.

Sa seconde tâche est de préparer le statut futur de l'Europe. Quelles seront les frontières de l'Allemagne ? Quelles seront celles de la Pologne ? Comment réglera-t-on le problème des Balkans ? Liquidera-t-on le général Franco ?  Autant de questions qui seront débattues, et que nous ne pouvons pas évoquer aujourd'hui. Elles feront l'objet sans doute de  beaucoup de nos prochaines chroniques.

Régler ces problèmes, rapprocher les Alliés, dont la collection est en quelque sorte affaiblie par son propre succès, tel est l'objet de la Conférence des Trois. La paix puisse-t-elle en sortir !